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18 mai 2014 7 18 /05 /mai /2014 17:29

Mis à part la concierge qui assumait la fonction de caissière, tous les autres personnes qui participaient au fonctionnement du Familia étaient bénévoles. Georges Laune, le directeur, faisait partie des fondateurs du Familia dans les années vingt. 1 L'accueil du public et le contrôle des billets était assuré par André et Roger, deux personnalités particulières. André était un homme très corpulent. Il avait une voix qui portait très fort. Enfant, j'en avais peur, d'autant plus que mon père en rajoutait : « tiens-toi bien au cinéma, si non tu auras à faire à André M. C'est vrai qu'il veillait au grain sur la bonne tenue des spectateurs. Il surveillait particulièrement les couples qui s'installaient dans le fond à gauche dans le but de faire tranquillement leur affaire. C'était comme pour les films. Le comportement des spectateurs ne devait pas atteindre le 4B. André avait la manie de nous faire arrêter la projection quand il était insatisfait des comportements de certains. Il allumait les lumières. Celles-ci pouvaient être commandée aussi bien du bas que de la cabine. Il s'avançait dans le milieu de la salle et il entamait un discours moralisateur :

 

  • Ici c'est une salle familiale, il faut se comporter correctement, etc, etc, etc.

 

Quand il avait terminé, il faisait signe vers la cabine et nous pouvions reprendre la projection. De la haut nous n'appréciions pas du tout cette manière de procéder, aussi faisions-nous de la résistance. Il y avait une sonnette pour communiquer avec les projectionnistes. Nous avions un code :

  • 1 coup : baisser le son

  • 2 coups : monter le son

  • 3 coups : arrêter la projection.

 

Lorsque André sonnait les trois coups, nous faisions la sourde oreille. Alors il montait à la cabine, ce qui représentait un effort important pour lui. Il arrivait tout essoufflé et il nous ordonnait d'arrêter. Nous refusions. Personne ne craignait d'être renvoyé sans indemnités. Il redescendait, allumait la lumière et faisait son discours en même temps que le film tournait. Les spectateurs riaient et l'applaudissaient. André avait inventé une forme de représentation qui mélangeait le spectacle vivant et les projections. Et il y en a qui disent qu'il n'y avait plus d'attractions dans les cinémas des années soixante.

 

Quand on le connaissait, et ce malgré ses travers moralisateurs, André était un type formidable. Je découvris cela un dimanche soir après la séance de 17h30 quand j'étais enfant. En sortant du cinéma mes parents avaient l'habitude d'aller prendre un verre au bar tabac au bout de la rue. Ils y retrouvaient d'autres couples et le dimanche se terminait là en beauté, dans la joie et la bonne humeur. Vers vingt et une heure, après l'entracte de la séance du soir, avant de rentrer chez lui, André passait boire un dernier verre. Il sortait des blagues, faisait le clown au milieu des éclats de rire de toute la clientèle. Il était parti depuis un moment, que tout le monde riait encore. Mme V s'exclama :

  • J'ai tellemint rit que j'n'auros piché à m'maronne ! 2

1Pour en savoir plus voir : Granval Daniel « Histoire du cinéma à Merville », Club Cinéma Merville - 1999

2J'ai tellement rit que j'en aurais pissé dans ma culotte !

André et Roger

André et Roger

Quant à Roger c'était autre chose. Quand on le voyait, il valait mieux retourner sur le trottoir, regarder l'enseigne, vérifier si on était bien dans un cinéma et non dans une prison. Il fallait vraiment en avoir envie pour être accueilli par un énergumène pareil. Bourru, râleur, avant de déchirer le ticket il observait la personne de la tête aux pieds. Il se permettait souvent des réflexions avant le rendre le ticket. On se serait cru à la frontière d'un pays de l'est pendant le contrôle des passeports. Beaucoup le détestaient. Un jour, à la séance de 17h30, la salle était bien remplie. Quelques jeunes se manifestaient bruyamment dans les premiers rangs. Roger s'avança pour intervenir. A ce moment, un client retardataire ouvrit la porte d'entrée. Roger fit demi-tour et retourna précipitamment vers le fond. Un spectateur qui, comme beaucoup, devait avoir un compte à régler avec lui, tendit la jambe dans l'allée à son passage et lui fit un magnifique croche-pied. Roger s'étendit de tout son long dans l'allée et d'énormes éclats de rire se propagèrent dans la salle.

 

Les projectionnistes se répartissaient les séances. Jean Luc assurait le samedi soir, Jean et Albert le dimanche après-midi, Marc le dimanche soir. J'optais pour le dimanche soir et parfois le samedi. De temps à autre quand je n'allais pas au Caméo avec Patrick, j'aidais au contrôle des billets à 17h30.

 

Le Familia avait la réputation d'être plus calme, mais aussi celle d'avoir souvent des pannes. C'était normal. Projectionniste était un métier. Des personnes comme Maurice Dépretz ou Paul Roucou, au Modern, faisaient cela depuis des années. C'était leur seconde profession. Au Familia il y avait un Turn-over important. Certains faisaient cela quelques mois, d'autres quelques années, puis ils partaient vers d'autres horizons.

 

Pour éviter les pannes, il fallait être vigilant sur plusieurs points. Tout d'abord, c'est élémentaire, il fallait vérifier si le film était à l'endroit. De nombreuses copies arrivaient à l'envers. Pour gagner du temps, M. Laune passait le jeudi après la livraison pour tout vérifier. Il valait mieux ne pas attendre le jour de la projection quand le dépôt serait fermé au cas où il manquerait une bobine.

La rebobineuse

La rebobineuse

Les films nous parvenaient de Lille par l'autocar des voyageurs. Les transports Citroën faisaient aussi la messagerie. Le chauffeur du bus déposait le sac de plus de 30 kg avec ses cinq ou six bobines au café Montparnasse. M. Laune allait le récupérer. Il y reportait le sac le lundi matin pour le retour à Lille.

 

Du côté du Modern ça tournait très bien. Ceux qui voulaient payer moins cher se pointaient à l'entracte. Ils payaient directement à celui qui distribuait les tickets de sortie, sans passer par la case caisse. Sylvère Derquenne n'était pas dupe. Il demanda à l'un de ses amis, représentant d'une maison de distribution à Lille, s'il voulait bien faire le client mystère et observer ce qui se passait. La magouille a été découverte, mais je ne sais pas quelles en ont été les conséquences.

LE CINEMA ET MOI : Chapitre 3. Requiem pour un cinéma

Le bail qui avait été signé avec M. Leleu était fixé pour une durée de neuf ans avec la possibilité d'y mettre un terme à la fin de la troisième et de la sixième année. Arthur Leleu avait ouvert un magasin de brocante à côté du cinéma.

 

Un jour que je contrôlais les billets au Familia, se présenta un membre du personnel du Modern en compagnie de son épouse. Au moment où j'allais lui demander ses billets, André intervint en me disant :

  • Pour eux c'est gratuit.

 

C'est ainsi que je découvris qu'il y avait un arrangement entre les deux cinémas. Les personnels ne payaient pas leurs places quand ils allaient chez le concurrent. Je ne tardais pas à faire valoir mon droit et dès que j'allais au Modern, je réclamais et obtenais la gratuité.

 

Il arriva malheureusement un grand malheur dans la famille Leleu. Leur fils unique et son épouse, la fille unique de M. Charlet, marchand de vélos, décédèrent dans un accident de voiture. Ils laissaient trois orphelins, un garçon et deux filles. Tout bourru qu'il était, Arthur Leleu n'en était pas moins humain. Claire, sa compagne, et lui prirent en charge les enfants. Malheureusement le magasin de brocante, suffisant pour faire vivre un couple, ne permettait pas de subvenir aux besoins de cinq personnes. Arthur décida de créer un magasin de meubles d'occasion. Pour cela il avait besoin de récupérer la salle de cinéma. L'échéance des trois premières années était passée. Il devait patienter jusque la sixième.

 

Pendant ce temps au Familia, la situation était critique. M. Laune avait avancé de l'argent personnel pour boucler le budget et patienter jusque la fermeture du Modern. C'était irrévocable. Un des deux cinémas devait fermer. Il fallait espérer que le Familia tienne jusqu'à la fermeture du Modern, faute de quoi Merville se serait retrouvée sans cinoche.

 

En attendant les deux continuaient à tourner. Un dimanche après-midi j'allais voir un film au Modern. A l'avant de la salle il y avait des banquettes en bois qui avaient été posées sans être fixées au sol entre deux bals. Ces rangées n'étaient pas occupées par des spectateurs. Des petits malins ont poussé l'une des rangées qui, en tombant, entraîna la chute de celles qui étaient derrière, comme des dominos. Un grand chahut s'ensuivit, que les responsables de la salle ont bien eu du mal à maîtriser.

 

Cet événement m'avait-il stimulé ? Ou était-ce le temps orageux ? Toujours est-il que je me sentait des velléités de chahuteur. Le petit adolescent que j'étais à ce moment là se fit moucher par un client qui était à proximité et que je voyais régulièrement au Familia. Il me dit : « Et si je venais faire le bordel au Familia qu'est-ce que tu dirais ? »

 

Cela m'a calmé instantanément. Je me rendais compte de ma bêtise. Je remercie ce spectateur d'avoir stoppé net mon élan de stupidité.

 

Puis le jour fatidique arriva. Sylvère Derquenne aurait bien voulu continuer d'exploiter le Moderne,mais il y avait urgence pur Arthur Leleu qui mit fin au bail au terme de la sixième année. La fin du Modern était annoncée.

L'article de journal

L'article de journal

Le cinéma créé dans les années vingt par Victor Leleu, le père d'Arthur, ferma définitivement quarante-huit ans après sa création. Comme éloge funèbre il eut droit à un article de la Voix du Nord, pertinemment titré « Requiem pour un cinéma ». Une page venait d'être définitivement tournée.

Le Modern cinéma transformé en magasin de meubles

Le Modern cinéma transformé en magasin de meubles

Les enfants Leleu devinrent adultes. Claire et Arthur disparurent. Le magasin de meubles fut fermé. Le vieux cinéma abandonné se dégrada progressivement. Il fut complètement détruit au début du XXIème siècle.

 

Pour le Familia cette fermeture fut un ballon d'oxygène. Sans atteindre les résultats qu'il avait six ans auparavant, il doubla quand même ses entrées et renforça sa trésorerie qui devint excédentaire.

Le Modern peut de temps avant sa destruction

Le Modern peut de temps avant sa destruction

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