Texte de Daniel Granval
Illustrations de Micheline Sottiez
Il y avait un petit mulot qui vivait dans la forêt de Nieppe, au Tannay, à proximité de Thiennes. Il s'appelait Nestor, mais tous ses amis l'appelaient Totor.
Nestor ne se contentait pas, comme ses congénères, de se nourrir de grains, de plantes, de bourgeons, de fruits, d'escargots, de vers de terre... Il adorait manger des noisettes. Comme il ne
savait pas les transporter du haut des arbres, il attendait patiemment qu'elles se détachent et tombent sur le sol pour les ramasser. Quand il en trouvait une, il la poussait avec son museau
jusqu'à sa tanière. Celle-ci était constituée de deux pièces. Le séjour où il dormait et le grenier où il entreposait ses réserves.
Mais Nestor était contrarié. A la fin de l'automne sa réserve était pleine à craquer et il craignait de se faire voler.
Un jour qu'il ramassait ses dernières noisettes de la saison, il aperçut un écureuil sur la branche d'un arbre. Celui-ci l'observait avec beaucoup d'attention.
- Tu ramasses des noisettes, lui dit-il ?
Nestor, méfiant, ne lui répondit pas. L'autre insista.
- N'est crainte. Cela fait plusieurs jours que je t'observe et je me réjouis de rencontrer quelqu'un qui partage ma passion.
Nestor et l'écureuil discutèrent de leur prédilection commune durant tout le reste de l'après-midi. Le lendemain il se retrouvèrent au même endroit, puis le jour d'après, puis les jours suivants.
Au fil de leurs discussions, Nestor confia à l'écureuil ses craintes de se faire voler ses noisettes.
- Pourquoi ne me les confierais-tu pas, lui dit l'écureuil. Je les stockerai dans le creux d'un arbre, là où personne ne pourra les trouver. Chaque fois que tu en auras besoin tu me le dira et je
t'en apporterai.
Nestor hésita. Confier son trésor à un tiers, c'est une idée qui ne lui avait jamais traversé l'esprit. Le voyant hésiter, l'écureuil ajouta :
- Et même si ta réserve est épuisée au printemps, je pourrai t'en fournir des miennes.
- Tu ferais cela pour moi, lui dit Nestor ?
- Bien entendu ! Je suis à ton service et tu verras qu'avec moi, tes noisettes seront en sécurité.
Durant tout l'hiver, cela se passa très bien. A chaque fois qu'il souhaitait des provisions, l'écureuil lui remettait ce dont il avait besoin. Avec la place qu'il gagnait, Totor avait réaménagé
son logement, devenu ainsi plus confortable. Il avait transformé son grenier en local d'habitation avec des feuilles d'arbre, de la mousse, des herbes déchiquetées. Il s'y installait
confortablement pour dormir.
A la fin du mois de mars le petit mulot se rendit à la grande fête du printemps. Il y rencontra une superbe "mulote" au regard irrésistible. Notre ami fondit comme une glace en plein milieu du
Sahara. La belle n'était pas insensible à ses charmes et un grand amour venait de naître. Il grandit si vite qu'un mois plus tard Nestor et Célestine, sa bien aimée, décidèrent d'avoir des petits
mulots et de vivre ensemble. Il n'y eut pas de mariage car on ne se marie pas chez les mulots, mais on ne s'en aime pas moins et on se promet fidélité.
Ils décidèrent de faire une grande fête. Les amoureux établirent une liste des invités. Tous les mulots de Thiennes, les musaraignes, les campagnols, les rats des moissons, les souris, étaient
invités.
Nestor se réjouissait de ne pas avoir gaspillé ses provisions pendant l'hiver. Sa réserve lui permettait de nourrir amplement les convives invités à la fête. Il alla voir l'écureuil pour lui
demander de préparer les trois mill
e noisettes dont il avait besoin.
- Désolé mon ami, lui répondit celui-ci. Cette quantité est trop importante.
- Comment ça, trop importante ? Il me reste au moins cinq mille noisettes dans ma réserve. J'ai largement de quoi me nourrir jusque l'automne.
- Je sais, mais je ne peux pas te donner plus de deux mille noisettes.
- Et pourquoi donc ?
- Pour ta sécurité.
- Ma sécurité ?
- Imagine qu'on vienne te voler tes noisettes. Je me sentirais responsable et je ne pourrais pas le supporter.
- Mais j'en ai besoin moi de mes noisettes. Il faut que je reçoive mes amis correctement.
- Désolé, c'est la procédure. Et les procédures sont prioritaires sur tout le reste.
- Procédure, procédure, je t'en donnerai moi des procédures. J'aurais mieux fait de me les garder mes noisettes.
Nestor sentait la colère monter en lui. Mais que pouvait-il faire ? Les mulots savent un peu grimper aux arbres, mais de là à y transporter des noisettes... Il s'en retourna chez lui en pleurant.
Sa fête, et celle de Célestine, qui devait être le plus beau jour de leur vie sera gâchée à cause de cet abruti d'écureuil.
Quand il arriva dans son terrier, Célestine s'aperçut tout de suite qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas. Nestor ne voulait pas en parler. Il voulait éviter de chagriner sa compagne avec
ça. Mais elle insista tant qu'il finit par se confier à elle.
- Ne t'inquiètes pas, lui dit-elle, nous arrangerons cela.
- Comment comptes-tu faire ?
- Vas retirer tes deux milles noisettes chez l'écureuil, et pour le reste fais moi confiance.
Vers la fin de la journée, Nestor vit arriver plusieurs amis chargés de lourds fardeaux. Certains apportaient des fruits, d'autres des baies sauvages, d'autres encore des graines, des plantes,
des bourgeons, des champignons, des escargots, des vers de terre, des chenilles, des mille-pattes, du maïs, du blé, de l'avoine... Il y avait beaucoup plus de victuailles que tous les convives ne
pourraient en manger. Et il y en avait de toutes les couleurs, des bleues, des vertes, des jaunes, des rouges, des violettes, etc. C'était un festin multicolore. Célestine et ses amis les avaient
tellement bien assemblées que cela ressemblait à un gigantesque tableau artistique, digne des plus grands peintres impressionnistes.
- Mais tout cela n'est pas à nous, objecta Nestor.
- Ne t'inquiète pas mon Totor d'amour. Nous rembourserons nos amis quand nous aurons récupéré nos noisettes.
Et ce fut une très belle fête, une fête magnifique, comme on en avait jamais vue au Tannay. On en parla pendant tout l'été et dans toute la forêt jusqu'au Grand Dam, situé à dix kilomètres de là. Même les poissons du canal de la Nieppe, qui habituellement se souciaient peu de ce qui se passait sous les arbres, en parlaient
avec les têtards et les grenouilles.
Quand vint l'automne Nestor, aidé par Célestine, se remit à récolter des noisettes. A deux, ils en ramassaient beaucoup plus et ils devaient en prévoir pour nourrir les petits mulots qui étaient
arrivés peu de temps après la fête. Un matin, l'écureuil appela Nestor.
- Eh l'ami, que t'arrives-t-il ? Tu ne m'a pas encore apporté
des noisettes cette année.
- Non, répondit Nestor, et je ne t'en apporterai plus.
- Comment ça ?
- Figures-toi que je m'occupe personnellement de ma sécurité maintenant. Comme ça, quand j'aurais besoin de mes noisettes, elles seront disponibles. Et au diable les procédures !
Dépité l'écureuil s'en retourna sur son arbre pendant que Nestor fit un clin d'œil à Célestine qui riait et que le petits mulots s'amusaient à courir après un papillon.
Je remercie mon banquier de m'avoir inspiré cette histoire. Par contre, je ne le félicite pas pour la gestion de mes noisettes.
Daniel Granval